Agnès Jaoui dans mon salon, au Théâtre de l’Atelier

Avec Agnès Jaoui, l’ensemble Canto Allegre et l’orchestre Carabanchel

Pour le concert “Dans mon salon”, Agnès Jaoui a réuni une bande d’amis éclectique, joyeuse et bigarrée, tous brillants musiciens, qui interprètent des morceaux choisis, classiques ou contemporains, tristes ou gais, tirés des répertoires baroques, romantiques ou inspirés des rythmes chaloupés de l’Amérique latine.

D’un côté l’orchestre Carabanchel, rompu aux sons latinos, qui détourne boléros, mambos ou tangos façon rap ou leur donne des accents free jazz très actuels.

De l’autre, la “bande à Jaoui”, l’ensemble vocal Canto Allegre, qui donne la part belle à un répertoire exaltant les œuvres mystiques d’Haendel, Bach ou Purcell. L’émotion est au rendez-vous, même si le mélange des genres surprend. Agnès Jaoui donne le la, entraînant les chanteurs dans des danses improvisées, restituant l’ambiance un peu foutraque des soirées privées entre amis qui ont présidé à la création du spectacle. Invité à entrer dans la danse, le public en redemande et entonne avec enthousiasme les “tubes” divers de Bizet ou Claude François… histoire de conclure joyeusement ce concert qui avait débuté par l’injonction tragique de Bach, “Préparons-nous à mourir” !

Florence Violet 

Théâtre de l’Atelier
Les 16 et 17 octobre à 19h30 et en tournée
1, place Charles Dullin, 75018 Paris

LA TOURNÉE 22/23
10/11/2022 Palais du Littoral – Grande-Synthe
25/11/2022 Théâtre Juliobona – Lillebonne
15/12/2022 Centre Culturel Jacques Duhamel – Vitré
13/01/2023 Espace Saint-Exupéry – Franconville
21/01/2023 La Rotonde – Thaon-les-Vosges
01/03/2023 Anthéa – Antibes
12/03/2023 Théâtre des Bergeries – Noisy-le-Sec
17/03/2023 Théâtre de Privas, scène conventionnée art en territoire – Privas
27/05/2023 Théâtre Municipal – Fontainebleau

Liberté à Brême , au T2G Théâtre de Gennevilliers

Dans cette pièce de Fassbinder, l’héroïne, Geesche Gottfried est une meurtrière : elle empoisonne successivement maris, amants, parents, jusqu’à ses propres enfants, coupables d’exister, quand son second mari menace de la quitter à cause d’eux…

Revendiquant l’amour, l’autonomie, le droit de s’assumer seule, Geesche Gottfried s’oppose aux codes sociaux et religieux de cette société patriarcale du XIXe siècle dans laquelle Fassbinder situe le récit. Humiliations, chantages, violences, verbales et physiques, elle est dès l’ouverture désignée comme victime en tant qu’épouse, fille, amante, mère et n’a d’autre solution que d’éliminer tous ceux qui entravent son désir de liberté…et d’autre échappatoire que la prière.

D’emblée, la mise en scène, à l’instar de la pièce, nie tout jeu néo-réaliste : les personnages sont des archétypes, – le Mari, le Père, la Mère, l’Amant, l’Amie – au service d’une démonstration des rapports dominant-dominé : le Mari crie, ordonne, frappe. La Femme supplie, pleure, gît sur le sol. Les gestes sont violents mais stylisés, quasi abstraits. Les comédiens et notamment Valérie Dréville, sont habités d’une tension palpable, comme reliés par des fils tendus à l’extrême. Rien ne semble filtrer de cette violence sourde, hormis quelques moments furtifs où son corps se crispe, son visage se fige en rictus grimaçants, comme mue par une folie intérieure.

Une grande fresque domine le décor, avec au centre le Christ sur la croix, entouré d’images pieuses, devant laquelle la femme s’agenouille pour prier, après chaque mise à mort, comme un rituel expiatoire. Prise à son propre piège, Geesche Gottfried ne parviendra à s’affranchir qu’en endossant elle-même la figure du bourreau.

Quand tuer devient un acte compulsif, cette tragédie se mue alors en une farce macabre où Fassbinder provoque le rire du spectateur, au-delà de toute morale. « C’est une marque infinie de respect que l’assassinat… »

Un spectacle prenant, une conclusion sans appel.

Florence Violet

Liberté à Brême
De Rainer Warner Fassbinder
Mise en scène de Cédric Gourmelon
Avec Gaël Baron, Guillaume Cantillon, Valérie Dréville, Serge Nail,Nathalie Kousnetzoff, Adrien Michaux, François Tizon, Gérard Watkins

1h22 avant la fin, de Matthieu Delaporte, à La Scala Paris

Photographie de Pascal Gely / Hans Lucas

Que faire quand, au moment de sauter par la fenêtre, un quidam frappe à votre porte et vous annonce qu’il va vous tuer ?

Qui est cet homme providentiel, mais qui néanmoins contribue à modérer vos ardeurs de suicide ?

Si ensuite il vous apprend qu’il s’est trompé d’étage et que la voisine du dessus est également candidate à son auto-élimination, il y a quelque raison de s’asseoir … et de causer.

Tergiversations, quiproquo, revirements, cette comédie de Matthieu Delaporte virevolte sur un fond d’humour noir, et fait se confronter deux pince-sans-rire rompus dans l’art de la rupture et du coq-à-l’âne absurde, Kyan Khojandy (créateur de la série Bref) et surtout Eric Elmosnino, parfait dans le rôle de l’éxécuteur fraîchement émoulu qui, à l’issue de ce duel improbable, bénéficiera d’une promotion inattendue.

Ils mènent la pièce tambour battant vers son dénouement, qui, néanmoins, traîne un peu en longueur, ralenti par l’idylle faussement happy end avec la voisine (Adèle Simphal). D’ailleurs, ce soir-là, le rideau est tombé au bout d’une heure et trente minutes… mais on ne va pas chipoter pour si peu !

Florence Violet

Mise en scène Matthieu Delaporte et Alexandre de La Patellière
Avec
Eric Elmosnino, Kyan Khojandi, Adèle Simphal
CoProduction Acme, Fargo Films, La Scala Paris

La Scala Paris
13 boulevard de Strasbourg
75010 Paris
Jusqu’au 31 mars 2022
Du mardi au vendredi à 21 h
Le samedi à 16 h et 19 h
Le dimanche à 17 h

Huis-Clos de Jean-Paul Sartre au Théâtre de l’Atelier

La pièce de Jean-Paul Sartre, si elle n’était en prose, eût pu répondre aux trois règles de la tragédie classique : unité de temps (l’éternité), unité de lieu (l’Enfer) unité d’action (répondre à la question : pourquoi êtes-vous là ?). De la tragédie, elle n’a que l’apparence, car, ici, il n’est pas question de passions, mais d’actions.

Cet enfer-là n’a ni miroir (pour se regarder en face), ni échappatoire (la porte est fermée).  Et le gardien des lieux (Brock) n’est guère coopératif !

Quand trois damnés se retrouvent contraints d’y séjourner ensemble et d’en avouer la cause, chacun compose avec la réalité et plaide non-coupable. Malgré l’évidence, tous rejettent leur responsabilité. Inès (Marianne Basler), une homosexuelle ayant poussé à bout un mari et sa femme, est la première à déclencher les hostilités. Elle s’amuse à manipuler Garcin (Maxime d’Aboville), le pseudo-héros pacifiste, et Estelle (Mathilde Charbonneaux), la femme du monde infanticide. Tour à tour, ils endossent le rôle du bourreau en poussant l’autre dans ses retranchements. Au bout de leur logique, ne pouvant plus mentir, ils constatent qu’être mort, c’est être nu devant les autres, sans tricherie possible. Et qu’il vaut mieux subir le regard de l’autre que d’affronter les hypothétiques flammes de l’Enfer.

Dans un décor minimaliste, les comédiens jouent avec brio à ce jeu de la vérité mené à un train… d’enfer, et Jean-Louis Benoît a exploité les ressorts comiques de la pièce, la trivialité des réactions des personnages contrastant avec l’inéluctabilité de la situation. On rit de ces humains pitoyables pris au piège de leur lâcheté avec, au-dessus de leur tête, le lent balancement de leur conscience mise à mal.

En 1944, la création de la pièce fut un succès, mais aussi un scandale retentissant, en évoquant l’homosexualité, la désertion et l’infanticide. Aujourd’hui, elle fait toujours réfléchir : jusqu’où peut-on aller pour nous « sauver » dans le regard de l’autre ?

Florence Violet

Théâtre de l’Atelier
1 place Charles-Dullin
75018 Paris
Du 2 février au 18 mars 2022
Du mardi au samedi à 19h

Mise en scène Jean-Louis Benoit
Avec
Marianne Basler, Inès
Maxime d’Aboville, Garcin
Guillaume Marquet, Garcin en alternance
Mathilde Charbonneaux, Estelle
Antony Cochin, le garçon d’étage
Brock, le garçon d’étage en alternance

Un jour je reviendrai, au Théâtre 14

Crédit photo Christophe Raynaud de Lage

Le titre résonne comme pour conjurer le sort, une pirouette ultime de l’auteur, qui se sait condamné, face à la maladie qui relie ces deux textes autobiographiques.

Dans L’Apprentissage, il décrit minutieusement sa lente sortie du coma, disséquant les mots, les répétant à l’envi, à la recherche de l’expression la plus juste. Il raconte froidement cette plongée dans l’intime comme s’il se regardait du dehors, et assiste au réveil de son corps inerte, à la merci des autres qui lui parlent « comme à un imbécile ou un vieillard » dans un lieu hostile « où l’on n’est rien ».

L’isolement intérieur est aussi la matière première du Voyage à La Haye, mais là il s’agit d’une solitude choisie parce que l’auteur « a moins mal sans les autres ». Au cours de cette dernière tournée dont on ne saura rien de la réalité, il voyage seul, veut diner seul, et s’étonne de s’entendre reprocher son comportement agressif envers les autres. Face à la résurgence de la maladie, il fait un bilan sans complaisance et observe en entomologiste le spectacle du monde. Une suite de constats amers,  ironiques, cruels, quelques regrets de n’avoir pas oser parler, de n’avoir pas succombé au charme de tel ou tel…

Vincent Dissez tient en équilibre ce long monologue intérieur comme un clown triste qui se regarde jouer sans y croire, en connaissant la fin. Elle survient, sous la forme d’un phrase off en suspens qui annonce l’entrée de l’artiste dans l’autre monde,

Que dire, que faire, face à l’inéluctable ? Jean–Luc Lagarce met l’émotion à distance, rit jaune, sait que rien n’est possible et que même les larmes se dérobent.

Florence Violet

Composé de L’Apprentissage suivi du Voyage à La Haye
de Jean-Luc Lagarce
Mise en scène Sylvain Maurice
Avec Vincent Dissez

En tournée
Du 2 au 4 février à La Comédie de Béthune, CDN Nord – Pas-de-Calais

Harvey au Théâtre Montansier de Versailles

La raison du plus fou…

C’est l’histoire d’un type nommé Elwood qui a un ami qui s’appelle Harvey. Oui, mais Harvey est un lapin blanc de 1,90 m que personne ne peut voir, sauf Elwood. Il faut dire que l’oncle Elwood est un peu excentrique, un peu alcoolique et, dans la famille, ça fait désordre… On aimerait bien se débarrasser d’Harvey… donc d’Elwood.

Ça commence comme une série policière, ça continue dans un intérieur bourgeois cossu en mode comédie de boulevard, et ça se poursuit dans une clinique psychiatrique déjantée où l’on administre aux patients des traitements de choc qui pourraient finir comme dans Vol au-dessus d’un nid de coucou

Mary Chase a écrit cette pièce en 1944, inspirée de son enfance bercée par des contes irlandais où rodent des esprits invisibles réincarnés en animaux. A la fois burlesque et profonde, Harvey est une fable moderne sur la tolérance, le regard que l’on porte sur ceux qui sont légèrement « décalés », hors des codes sociaux. C’est aussi une ode à la liberté de créer, de se créer un univers à soi, hors de toute réalité.

Jacques Gamblin prête sa grâce poétique, son élégance et son regard enfantin à ce personnage lunaire, à l’innocence désarmante, qui, d’emblée, aime tout le monde. Dans cette société policée, il trimballe son grand lapin avec désinvolture sans se rendre compte du danger qu’il y a à paraître différent. Harvey est sa force, il est, comme dit Jacques Higelin (un autre fol enfant) dans une chanson, « …L’ami qui soigne et guérit, la folie qui m’accompagne et qui jamais ne m’a trahi… »

A voir absolument, dans une belle mise en scène de Laurent Pelly, pour croire encore à la légèreté…

Florence Violet

Texte de Mary Chase
Mise en scène et costumes Laurent Pelly
Traduction nouvelle Agathe Mélinand
Avec Jacques Gamblin – Elwood P. Dowd
Charlotte Clamens, Christine Brücher (en alternance) – Vita Simmons
Pierre Aussedat – Docteur Chumley
Agathe L’Huillier – Clémentine Simmons
Thomas Condemine – Docteur Sanderson
Emmanuel Daumas – Maître Gaffney
Lydie Pruvot – Betty Chumley, Madame Chauvenet
Katell Jan – Infirmière Kelly
Grégory Faive – Wilson
Kevin Sinesi – Le taxi

En tournée
Théâtre de Gascogne, Mont-de-Marsan, 2 février 2022 à 20h30/L’Olympia, Arcachon, 4 février 2022 à 20h45/L’Avant-Seine, Colombes, 8 mars 2022 à 20h30/Théâtre Jean Vilar, Suresnes,10 et 11 mars 2022 à 20h30/CADO, Orléans,17 mars au 1er avril 2022
(les 17 et 23 mars à 19h ; les 10, 11, 18, 19, 24, 25, 26 mars à 20h30, les 20 et 27 mars à 15h)

Brèves de comptoir au Théâtre de l’Atelier

Jusqu’au 12 décembre !

Glanées au XXe siècle, ces Brèves de comptoir ont 35 ans ! Nouvelle mise en scène, nouvelle distribution, le Comptoir reprend du service… Mais depuis, la Covid est passée, les bars ont fermé et la mine d’instantanés saisis sur le zinc s’est tarie, forcément… Dans ce spectacle sous-titré Tournée générale, on n’enlève pas son masque pour boire un canon, on ne montre pas son pass sanitaire avant de pouvoir s’alcooliser dès potron-minet. Six piliers de bistrot, dont deux femmes, campés par des comédiens plus vrais que nature, égrènent des perles frappées sur le coin du bon sens, dont l’absurdité et l’incongruité provoquent toujours l’hilarité du public. Il y a celle qui voudrait avoir de plus  grands pieds parce qu’elle aime les chaussures. Celui qui  s’interroge : « Est-ce qu’une plante carnivore peut être végétarienne ? » Ou « Plus je bois et plus je suis saoul parce que moi, je suis logique ! »… Si la pandémie est évacuée, certaines répliques font néanmoins résonner l’actualité : « L’avenir, c’était mieux avant… » « L’environnement, je suis pour, j’ai un jardin. » Ils parlent d’eux, de la Lune, du chomage, des champignons, haussent le ton quand l’ivresse les submerge, sont pris de tremblements épileptiques en écoutant la radio, se précipitent à la fenêtre pour regarder le monde de l’intérieur…

Mais où sont-ils ces laissés-pour-compte que le confinement a cloîtrés chez eux? Les verra t-on ressurgir, ces voix du populo, ces rois du coq-à-l’âne, du politiquement incorrect ? N’ont-ils pas déjà disparu dans ce Paris déserté par l’urgence sanitaire ? Tout à coup, ce bistrot semble suranné, frappé d’un coup de vieux, sous le poids d’un passé qui ne reviendra pas. Des Brèves, par temps de Covid ? On en redemande !

Florence Violet

Théâtre de l’Atelier
Du mardi au vendredi de 17h30 à 21h
Le samedi de 16h à 21h
Le dimanche de 13h à 17h

Texte : Jean-Marie Gourio
Adaptation : Jean-Michel Ribes et Jean-Marie Gourio
Mise en scène : Jean-Michel Ribes

Avec :
Philippe Duquesne
Nanou Garcia
Gilles Gaston-Dreyfus
Philippe Magnan
Marie-Christine Orry
Philippe Vieux

Tartuffe Théorème de Molière aux Bouffes du Nord

Si l’on n’a pas révisé Tartuffe avant le spectacle, on risque d’en perdre son Molière et de se demander qui est vraiment Dorine, si Flipote existe vraiment et si Marianne hésite à épouser Valère parce qu’elle n’a pas totalement tué le père… Mais c’est le propre de Macha Makeïeff d’interroger les apparences de la comédie et de glisser, comme elle l’avait fait dans Trissotin, des sous-textes, de fausses didascalies qui se jouent de la vérité et révèlent les tocs de notre siècle.

Ici, Tartuffe est un faux dévot noir corbeau (fascinant Xavier Gallais), exempt de séduction, soutane noire et visage blème, mais qui domine hommes et femmes par sa force de persuasion. Une apparence contrecarrée par des gestes psychotiques et hallucinés et une psyché enfantine qui lui fait prendre parfois des allures de petit garçon capricieux… Ange diabolique, il a su gagner la confiance d’Orgon, le père crédule (formidable Vincent Winterhalter) qui veut lui marier sa fille. S’ensuit une intrigue où chacun tente de le convaincre de la duplicité du personnage.

Côté esthétique, on est dans les années 50, ce qui accentue la pesanteur du conflit de générations de cette famille bourgeoise, corsetée sous des dehors nonchalants et débridés. Le décor est impressionnant avec un arrière-plan plus onirique derrière un immense rideau de salon transparent. Avec son souci du détail, Macha Makeïeff joue à fond le vintage, couleurs pop, robes graphiques, velours fleuris, tapis façon Lurçat, et en bande-son, Los Machucambos, ce qui donne lieu à une danse débridée hilarante de Dorine, l’amie de la famille (séduisante Irina Solano) et Flipote, la bonne (inénarrable Pascal Ternisien en clown muet) !

Macha Makeïeff a aussi multiplié les références cinématographiques et musicales liées au désir ou à son exacerbation : Théorème de Pasolini, le vampire de Murnau, les moines inquiétants du Nom de la Rose, la violence d’Orange mécanique, etc. Ce parti-pris tout azimut fascine et interpelle par son jusqu’au-boutisme mais submerge le spectateur qui perd parfois le fil de l’intrigue.

Et pourtant, rien ne semble gratuit. Nous assistons bien à la chute de Tartuffe, prédateur accusé d’agressions sexuelles avérées, de détournements de fonds, d’abus de faiblesse et d’escroquerie. À l’heure de Metoo, des sextapes et des dérives sectaires, la tentation de juger et  de démasquer les malfaisants est tristement actuelle, décuplée par des réseaux sociaux fascinés par l’omniprésence du Mal, réelle ou fanstamée.

La fin donjuanesque, le faux dévot rejoignant l’athée dans les flammes de l’Enfer, laisse Orgon prostré, victime de son aveuglement, pour avoir cru en un imposteur tout en regrettant néanmoins l’espoir disparu avec lui…

Un spectacle foisonnant d’idées, parfois excessif, des scènes magistrales (celle où Elmire, l’ambivalente Hélène Bressiant, piège Tartuffe) des tableaux saisissants (messe noire) et des rebondissements qui donnent envie… de relire Tartuffe et de revoir le spectacle !

Florence Violet

Théâtre des Bouffes du Nord
Du 1er au 19 décembre 2021 à 20 h 30

Mise en scène, décor, costume Macha Makeïeff
Lumière Jean Bellorini

Avec
Xavier Gallais — Tartuffe
Arthur Igual en alternance avec Vincent Winterhalter — Orgon, mari d’Elmire
Jeanne-Marie Lévy —Madame Pernelle, mère d’Orgon
Hélène Bressiant — Elmire, femme d’Orgon
Jin Xuan Mao — Cléante, frère d’Elmire
Loïc Mobihan — Damis, fils d’Orgon
Nacima Bekhtaoui — Mariane, fille d’Orgon
Jean-Baptiste Le Vaillant — Valère, amant de Mariane
Irina Solano — Dorine, amie de la famille
Luis Fernando Pérez en alternance avec Rubén Yessayan — Laurent, faux dévot
Pascal Ternisien — Monsieur Loyal, huissier, Flipote, la bonne
et la voix de Pascal Rénéric, l’Exempt

Kolik au Théâtre 14

© Ina Seghezzi

« Le temps coule »…  en exergue sur l’écran derrière le comédien assis sur un fauteuil sur un plateau incliné, seuls éléments en guise de scénographie.

« Le temps coule »…  Tout comme l’eau de la bouteille de gin dans le gosier du comédien, tel un sablier. On comprend assez vite que le discours finira la bouteille une fois vidée. On pourrait croire qu’il puise sa logorrhée dans  le pseudo-alcool, mais il n’y a pas d’ivresse hors les mots…

Le degré zéro de l’existence, la construction du Je (du jeu ?), les murmures intérieurs, une réduction de l’être à sa part infinitésimale… Déconstruction du langage, comme une toile abstraite où les mots sont matières, sculptures auditives, recompositions orales, pas d’intentions, pas de sens littéral, tout est remis à plat, mis en question, à l’écoute de ce qui résonne intérieurement dans le corps du comédien. Peu ou pas de syntaxe, des verbes à l’infinitif, dictés par l’impératif besoin de se dissoudre, de ne pas s’attarder, débit de l’eau, gorgées subites, débit des mots, course poursuite, métaphore d’une vie liquidée, sans possible arrêt sur images, une avancée imperturbable vers l’issue fatale, le fond de la bouteille, sans espoir de sursis.

Quelques moments d’ironie, quelques ruptures : on se prend à penser après coup qu’ils auraient pu être plus appuyés, rompre ce flot incessant, nous en distraire, mais sans doute ce recul, ce retour sur soi eût contredit la marche inexorable du temps vers la dissolution, la mort, l’obscurité, dernier mot sur l’écran avant le noir final.

Il faut saluer la performance d’Antoine Mathieu, cette improbable mémorisation des mots réitérés, sans aspérités narratives, ponctuée de déglutissements, de coups d’œil furtifs vers l’écran derrière, qui ne servent à rien puisqu’il semble égrener des chapitres déjà anticipés, comme si l’existence précédait le sens… 

On se dit aussi que pour cet événement théâtral organisé en temps de récession, et réservé à quelques privilégiés pour cause de Covid, (merci aux directeurs du Théâtre 14) cette interrogation existentielle tombe à pic ! Et qu’il est bon de s’asseoir dans un théâtre pour la partager… Le moment est venu.

Florence Violet

Kolik
Du 9 au 27 novembre 2021 au Théâtre 14
Texte Rainald Goetz
Traduction Ina Seghezzi
Un projet d’Antoine Mathieu
Mise en scène Alain Françon
Avec Antoine Mathieu
Scénographie Jacques Gabel
(Vu le 5 janvier 2021 lors de sa création au Théâtre 14)

Théâtre 14
20, avenue Marc-Sangnier, 75014 Paris
Tél. : 01 45 45 49 77

Paris retrouvée à La Piccola Scala

C’est un spectacle né pendant le confinement, alors que les bars, les restaurants et tous les lieux de culture, les cinémas et les théâtres étaient fermés, qu’il était impossible de se rassembler. Un spectacle né d’un manque et d’une frustration : où était passée la poésie de Paris ? Paris oubliée ?

Ariane Ascaride a réuni quatre comédiennes, une chanteuse et un accordéoniste pour la célébrer, guidés par l’émotion de pouvoir enfin faire résonner les mots des poètes et des musiciens. Elles sont les voix de ceux qui parlent des choses simples, du métro, avec la Zazie de Raymond Queneau ou Fraise des Bois d’Elsa Triolet, fascinée par  la réclame« Dubo, Dubon…Dubonnet », le Paris gavroche des titis, des moineaux. Elles disent la mélancolie des poètes, Apollinaire, Prévert ou Aragon.

Annick Cisaruk chante avec une belle intensité la nostalgie de Ferré, Quartier latin, ou l’émerveillement  de Trénet, Revoir Paris

« Paris retrouvée » fait aussi écho au « Paris libérée » d’‘André Malraux et rend hommage à la Commune, à ceux qui se sont battus ou sont morts sur les barricades, avec les mots de Victor Hugo, Louise Michel ou Jean-Roger Caussimon.

Et tant pis si on ne reconnaît pas tous les auteurs, certains cités brièvement ou d’autres anonymes, comme cette jolie épitaphe à celui qui est parti « …comme la nuit se fait quand le jour s’en va… », sur une tombe au Père Lachaise…

Porté subtilement par l’accordéon de David Venitucci qui fait le lien entre poèmes et chansons, ce spectacle sans prétention est une flânerie dans une ville fantasmée, disparue, mais toujours dans nos cœurs.

Florence Violet

Avec Ariane Ascaride, Pauline Caupenne, Chloé Réjon (à partir du 14 octobre), Océane Mozas, Délia Espinat-Dief et la chanteuse Annick Cisaruk.
Accordéon – David Venitucci
Piccola Scala
Boulevard de Strasbourg
Du jeudi au dimanche à 19 h 30
Jusqu’au 6 novembre

Danse “Delhi” d’Ivan Viripaev au Théâtre Gérard Philippe

Danse « Delhi « est le titre d’une création chorégraphique de l’un des personnages principaux de la pièce, la danseuse Katia. Lors d’un voyage en Inde, elle a été frappée par la misère et le douleur des habitants au point de vouloir les sublimer dans un acte artistique. Danse « Delhi » est ce qu’on ne voit pas mais ce dont tout le monde parle, en bien ou en mal.

Dans la salle d’attente d’un hôpital, chacun des six protagonistes est confronté à l’annonce de la mort d’un proche, la mère, la femme, le mari ou l’amie. Sept pièces, soit sept variations sur le même thème. Acceptation, indifférence, hystérie, colère, culpabilité, chacun vit et revit différemment cette annonce répétée. La difficulté d’appréhender la mort les rend imperméables à la douleur de l’autre. Tous ont été fascinés par cette Danse « Delhi », qui fait de la beauté avec de la boue, mais aucun ne peut affronter la douleur, la sienne ou celle des autres.

Mais est-ce là le sujet ?  L’incapacité de s’émouvoir, une ambivalence des sentiments qui les accule à une forme de lâcheté ?

L’auteur semble vouloir régler ses comptes avec le politiquement correct, la bonne conscience des artistes qui créent en se servant de la souffrance des autres.  Comme en témoigne la femme âgée, critique littéraire qui raconte avoir assisté à un spectacle qui se déroulait dans un abattoir, pour protester contre la guerre en Irak.

Mais est-ce bien là le sujet ? La légitimité de faire un spectacle avec la douleur des autres ?

Deux cubes en verre dépoli derrière lesquels joue la musicienne (Viviane Hélary) mettent en perspective un ailleurs, un monde extérieur flou et illusoire. Entre chaque pièce, la musique, style Philip Glass, évoque la répétition immuable des gestes et des destins qui se jouent au premier plan, dans l’espace plus réaliste de la salle d’attente.

Dans cette partition conceptuelle quasi musicale, le jeu des solistes est inégal. Si la mère (Christine Brücher) et l’amie (Laurence Roy) apportent de la profondeur, Katia (Manon Clavel), Andréi, le mari (Jules Garreau) et Olga (Marie Kaufmann)  sont moins convaincants parce que plus anecdotiques. Seule face à ces personnages désaccordés, l’infirmière (Kyra Krasniansky)  est un parfait contrepoint administratif,  la note de bon sens qui déclenche les rires du public. Dans cette surabondance de mots, la mise en scène gagnerait à plus de ruptures et de silences et à une distanciation des personnages qui accentuerait l’aspect tragi-comique de la pièce et l’ironie de l’auteur.

Au final, le sujet se dérobe, sans réelle conclusion, sauf à penser qu’Iripaev fait son auto-critique…

Florence Violet

Danse « Delhi » de Ivan Viripaev au Théâtre Gérard Philippe
59 Boulevard Jules Guesde, 93200, 93210 Saint-Denis
01 48 13 70 00

Compagnie Det Kaizen

Mise en scène Gaëlle Hermant
Du 16 au 22 octobre 2021
Du lundi au vendredi à 20 heures, samedi à 18 heures, dimanche à 18 h 30.
Relâche le mardi.

Soy de Cuba « Viva la vida »

On ressort du spectacle en se promettant de prendre des cours de salsa dès que possible !

Personnellement, la musique cubaine me donne des fourmis dans les jambes, et je rêve de l’atmosphère fiévreuse de La Havane et de ses couleurs vintage…  J’ai donc été découvrir le nouveau show latino de cette troupe cubaine, composée de huit musiciens et chanteurs jouant en live, et de 14 danseurs époustouflants. Ils enchaînent salsa, mambo, cha-cha-cha, batucada et multiplient les figures acrobatiques sur un rythme effréné ! Si l’histoire est réduite à la portion congrue, elle permet de faire évoluer les danseurs dans les décors mythiques de l’ile, manufacture de tabac, salle de boxe surannée, quartier colonial aux façades colorées… On est séduit par l’énergie débordante de cette troupe hors pair, sensuelle, enjouée, qui nous communique sa joie de vivre. Muy caliente !

Le public d’aficionados ne s’y trompe pas  et en redemande ! L’orchestre, excellent, alterne quelques thèmes plus mélancoliques, contrepoints bienvenus qui mettent en valeur la chanteuse ou les solos des musiciens.

Mais attention, prenez vos places rapidement, le spectacle se termine le 30 juin !

Florence Violet

Casino de Paris,
16 rue de Clichy, 75009 Paris

Jeudi 24/06/2021 – 20h
Vendredi 25/06/2021 – 20h30
Samedi 26/06/2021 – 16h et 20h30
Dimanche 27/06/2021 – 14h et 17h30
Lundi 28/06/2021 – 20h
Mardi 29/06/2021 – 20h
Mercredi 30/06/2021 20h

“Crise de nerfs”, trois farces d’Anton P. Tchekhov, au Théâtre de l’Atelier

© Maria Letizia Piantoni

Peter Stein a réuni trois courtes pièces de Tchekhov – Le Chant du cygne, Les Méfaits du tabac, Une Demande en mariage – où les personnages ont en commun d’éprouver les affres d’une crise existentielle. À un moment clé de leur vie, le temps et les circonstances exacerbent leur difficulté d’être.

Svetlovidov est un acteur vieillissant, malade et amer. Il a trop bu et s’est endormi dans les coulisses après la représentation. Obsédé par le sentiment de sa vie ratée, il est hanté par ses personnages et ressuscite Hamlet, Othello ou le roi Lear dans le théâtre vide…

Dans ce Chant du cygne, il est l’archétype de tous les comédiens bons ou mauvais que Tchekhov a croisés si souvent dans les coulisses des théâtres et observés avec tendresse. Comme lui, on compatit devant ce naufrage erratique.

Un homme est contraint par sa femme de faire une conférence sur les méfaits du tabac. Il profite de ce moment de pseudo-liberté  pour s’épancher sur la tyrannie domestique que lui font vivre sa femme et ses filles. Pris au piège comme un insecte dans une toile d’araignée, il se perd en digressions, passe du coq à l’âne, tourne en rond mais ne peut se résoudre à fuir sa vie médiocre. Les Méfaits du tabac est une farce cruelle plutôt triste où l’on rit jaune.

Dans La Demande en mariage, la crise de nerfs vire à l’épilepsie ! Un prétendant, tétanisé par la demande en mariage qu’il se propose de faire, est victime de convulsions psycho-somatiques face à sa future, elle-même sujette à des accès d’hystérie… sous les yeux médusés du père. Un vrai vaudeville où l’exaltation monte en spirale, provoquant les rires francs du public.

Le metteur en scène a grossi le trait et accentué la dimension farcesque de ces petits drames. Grimé, portant perruques ou favoris, Jacques Weber se prête au jeu, comme boursouflé de l’intérieur, faisant bouillonner le trop-plein d’humanité des personnages. Dans Le Chant du cygne, la mise en abyme de l’acteur est flagrante puisqu’il va jusqu’à citer les vers de Cyrano… Les deux jeunes comédiens qui l’accompagnent sont également excellents et font preuve d’un abattage forcené, et miment une danse de Saint Guy qui force l’admiration !

En résumé, et pour paraphraser Tchekhov, dans sa correspondance : « Il vaut bien mieux écrire des petites choses que des grandes. C’est sans prétention, et le succès est là… que faut-il de plus ? »

Florence Violet

Crise de nerfs au Théâtre de l’Atelier
1, place Charles-Dullin, 75018 Paris
http://www.theatre-atelier.com/
Représentations du mardi au samedi à 19 h dimanche à 17 h

Mise en scène Peter Stein
Avec
Jacques Weber
Manon Combes
Loïc Mobihan
Texte français André Markowicz et Françoise Morvan

“Mon Isménie” d’Eugène Labiche, au Théâtre de Poche-Montparnasse

Mon Isménie affiche

”Depuis quelque temps, le prétendu se brosse beaucoup dans cette maison !” (Chiquette, scène I)

Vancouver veille jalousement sur sa fille, au point de vouloir se la garder pour lui et de contrecarrer tout projet de mariage. Il renvoie donc systématiquement tous les “prétendus” sous des prétextes divers et contre tout bon sens, au grand dam de toute la maisonnée et surtout de sa fille Isménie. Voilà pour l’argument.

Si monter une pièce de Labiche a longtemps été, pour certains metteurs en scène, une concession au théâtre de boulevard, c’est devenu, comme pour Feydeau, un passage obligé, que Daniel Mesguish concrétise aujourd’hui… en se réservant le plaisir de faire un sort au texte, forcément. Il faut dire que l’auteur lui fait, lui aussi, un “boulevard”, en la matière, propice à détournements divers : apartés, couplets lyriques, monologues, digressions, etc., que le metteur en scène se hâte de multiplier, à l’envi, en sautant sur la moindre occasion. Il flirte ainsi avec les cartoons façon Tex Avery, la bande dessinée, le comique de répétition, ponctue le texte de bruitages divers, de jeux de scène décalés, de chorégraphies millimétrées, prend les mots au pied de la lettre, noie le tout dans la fumée, et impose aux comédiens un rythme soutenu, eux qui sont déjà soumis à la mécanique de précision Labiche !

C’est enlevé, ça ne fait pas dans la dentelle, c’est servi par de talentueux comédiens doués pour l’improvisation (Sophie Forte, Guano, Frédéric Souterelle, Alice Eulry d’Arceaux) ou délibérément à contre-emploi (Chiquette, la bonne, est jouée par Frédéric Cuif) qui donnent de leur personne, campent des personnages à la Daumier, gonflés comme des baudruches, s’adressent au public, et assument le kitch, le tout sans décor, mais avec accessoires.

Mesguish surjoue Labiche, et c’est tant mieux (même si les trouvailles ralentissent quelquefois le rythme). Le texte est jubilatoire, on y entre comme dans une maison bourgeoise dont on aurait bousculé les meubles, les mots y sont à la fois surannés et surréalistes. Le public ne boude pas son plaisir, on en sort réjouis, les comédiens nous attendent tout sourires à la sortie, on leur dit bravo… tiens, j’ai envie de fraise de veau, ça tombe bien, il y a un “bouillon” juste à côté !

Florence Violet

Des mots pour vous dire

À partir du 14 janvier 2020
Théâtre de Poche-Montparnasse
75 boulevard du Montparnasse, 75006 Paris
http://www.theatredepoche-montparnasse.com/

Représentations du mardi au samedi 21 heures, dimanche à 17 h 30
Relâches exceptionnelles les 1er et 24 février
Mise en scène : Daniel MESGUICH
Airs et illustration sonore : Hervé DEVOLDER
Costumes : Corinne ROSSI
Scénographie : Stéphanie VAREILLAUD

Avec
Frédéric CUIF : Chiquette
Alice EULRY d’ARCEAUX : Isménie
Sophie FORTE : Galathée
GUANO : De Dardenboeuf
Frédéric SOUTERELLE : Vancouver

 

“Le reste vous le connaissez par le cinéma” au T2G, Théâtre de Gennevilliers

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Au milieu de tables et de chaises, dans ce qui pourrait être une salle de classe, des jeunes filles nous regardent intensément, et telle la Sphynge, nous posent des questions absurdes… ou pertinentes… « Qui a éteint la lumière ? »

De quoi parlent-elles ? Évoquent-elles le drame d’Œdipe, le parricide, qui s’est crevé les yeux pour avoir couché avec sa mère ? Ou l’aveuglement des humains courant à leur perte ?

Martin Crimp suit à la lettre la trame des Phéniciennes écrite par Euripide, racontant la lutte fratricide des deux fils d’Œdipe pour gouverner la cité de Thèbes. Mais il oppose à la tragédie antique ce chœur insolent de filles d’aujourd’hui : elles témoignent et commentent avec ironie et provocation la guerre sans fin à laquelle se livrent les hommes et, ce faisant, l’absurdité de notre monde contemporain.

Poussant plus loin la mise en abîme, Daniel Jeanneteau a choisi de jeunes Gennevillaises pour incarner cette parole sans fard : elles ont la force et la maturité précoce d’une génération affranchie de l’autorité. Leur présence impressionne autant que leur maîtrise théâtrale, à l’égal des comédiens professionnels qui les entourent, tous extraordinaires -– notamment Dominique Reymond, Jocaste sensible et impressionnante –, fruit d’un travail rigoureux et investi. Elles sont le chœur antique, mais aussi les filles de la cité toute proche, qui interrogent sans ménagement les figures mythiques.

Elles convoquent les protagonistes – Jocaste, la mère, Etéocle et Polynice, les frères ennemis, Antigone, la sœur et Créon, leur oncle – … et n’ont de cesse (Freud est passé par là !), de vouloir entendre les mots tus, la colère rentrée, la haine dévastatrice, les accoucher de leur vérité, exorciser la malédiction originelle.

Maîtres du jeu au début de la représentation, elles s’effacent peu à peu tandis que se rejoue la tragédie. Le spectacle est d’un bout à l’autre tendu à l’extrême, et même si on en connaît la fin, le public est suspendu au récit haletant de l’affrontement des deux frères, aux tentatives désespérées de Jocaste et Antigone pour les réconcilier, à la douleur de Créon qui ne veut pas entendre l’oracle qui condamne son fils…

En contrepoint du récit « off », comme dans un film de série Z, les corps sanguinolents du Messager, tel un écorché vif, de Créon, recouvert du sang de Ménécée, et des cadavres des frères, imposent une vision trash au réalisme saisissant, éloignée du tableau héroïque de l’Antiquité dans les manuels scolaires, reflet d’autres guerres autrement plus cruelles…

La réapparition d’Œdipe, surgissant hagard de l’Algeco où on le confinait, juste avant que Créon, nouveau maître de Thèbes, ne le bannisse hors du royaume, achève de le rendre insignifiant : inconscient des malheurs qui n’ont eu de cesse de le frapper, lui et les siens, il consent à partir, humble et résigné, comme un simple mortel abandonné des dieux.

Comme si le mythe s’était dissous de lui-même.

Florence Violet

Des mots pour vous dire

Du 9 janvier au 1er février 2020
T2G –Théâtre de Gennevilliers
https://www.theatre2gennevilliers.com/
Centre dramatique national – 41, avenue des Grésillons, 92230 Gennevilliers

Texte Martin Crimp d’après Les Phéniciennes d’Euripide
traduit de l’anglais par Philippe Djian, L’Arche Éditeur © 2015
Mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau
Assistanat et dramaturgie Hugo Soubise
Collaboration artistique / chœur Elsa Guedj
Conseil dramaturgique Claire Nancy
Assistanat scénographie Louise Digard
Lumières Anne Vaglio
Musique Olivier Pasquet
Ingénierie sonore et informatique musicale IRCAM – Sylvain Cadars
Costumes Olga Karpinsky
Décors ateliers du TNS – Théâtre National de Strasbourg
avec Solène Arbel, Stéphanie Béghain, Axel Bogousslavsky, Yann Boudaud, Quentin Bouissou, Jonathan Genet, Elsa Guedj, Dominique Reymond, Philippe Smith et en alternance Clément Decout, Victor Katzarov
et le Choeur Delphine Antenor, Marie-Fleur Behlow, Diane Boucaï, Juliette Carnat, Imane El Herdmi, Chaïma El Mounadi, Clothilde Laporte, Zohra Omri